Après avoir lu le livre en avant première, après avoir interviewé Katia Lanero Zamora au Livre aux Trésors, après avoir enregistré cet entretien autour des "Ombres d'Esver" et juste au moment de l'ouverture de la Foire du Livre de Bruxelles, il est peut-être temps d'enfin parler de ce roman.
Moi, lire de la littérature jeunesse ?
"La littérature jeunesse, c'est pas pour moi !" Voilà le genre de choses que je me suis déjà dites de multiples fois. A raison, mais aussi à tort. Il faut bien le reconnaitre. Vu comme ça, je m'interdirais de nombreuses lectures rangées ici où là selon un étiquetage réalisé par des éditeurs et destiné aux libraires et aux lecteurs. Une segmentation commerciale déterministe parfois restrictive.
Bien sûr, il y a des ouvrages écrits pour la jeunesse à cause de leur type d'écriture ou des thématiques traitées. Ces récits sont parfois simplifiés mais ce sont aussi de belles portes d'entrées dans la littérature pour les plus jeunes."Littérature simplifiée donc ?" Serait-ce donc toujours vrai ? En fait je ne crois pas. Et restons réaliste : il y a aussi des récits simplistes dans la littérature adulte mainstream.
Et puis, "J'ai suffisamment d'autres livres à lire que de m'intéresser aux livres jeunesse !" Oui, c'est vrai, mais alors je serais passé à côté du livre de Katia Lanero Zamora. Bon, bien sûr je connais Katia et quand elle me propose de m'offrir son livre je dis oui, et avec plaisir en plus ! Et quand on me propose de l'interviewer pour la sortie de son livre, je redis oui, d'autant que ce n'est pas la première fois que je la soumettrai à des questions en public.
Ce qui est certain, c'est que si je n'étais pas passé au-dessus de mes préjugés, je n'aurais probablement jamais lu cet excellent roman. J'aurais raté un bon livre... Heureusement, ce n'est pas le cas.
Esver et ses ombres
Mais qu'en est-il de son roman actuel, "Les ombres d'Esver"? Plongeons donc dedans...
Cela avait beau arriver tous les soirs, Amaryllis ne s’habituait pas à la terreur.
Car cela la prenait tout entière, dès que le sommeil embrassait ses paupières. Amaryllis ne dormait jamais tout à fait, pas plus qu’elle n’était capable de se réveiller de cet état entre deux mondes. Elle sentait son coeur battre, bien qu’elle soit loin sous la surface de sa conscience. Et même si tous ses sens étaient en alerte, elle ne pouvait s’échapper de son rêve.
Cela ne lui semblait pas étrange, puisqu’aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’avait connu que cette manière de dormir. Elle s’allongeait dans son lit, sa mère la bordait, lui caressait le front et lui demandait :
« Votre estomac supporte-t-il l’élixir ? » parce qu’il lui arrivait parfois de réclamer la bassine à la hâte, et alors il fallait recommencer l’opération. Si l’estomac d’Amaryllis se tenait tranquille, elle opinait de sa figure pâle comme la lune et Gersande soufflait la flamme de sa lampe de chevet.
« Bonne nuit », disait-elle, sa silhouette longiligne et sèche, à contre-jour du rai de lumière provenant du couloir. La porte se refermait. Les ténèbres engloutissaient tout ce qui était connu, et Amaryllis sombrait comme on se noie dans des eaux troubles et noires bien avant d’entendre le carillon de vingt heures quarante-quatre."
Avec ce roman, Katia Lanero Zamora nous invite dans un univers assez sombre. On y suit Amaryllis, dont la quatrième de couverture nous dit qu'elle a 16 ans mais dont le roman ne nous le révèle pas réellement. Depuis sa naissance, elle est coincée au domaine d'Esver avec sa mère, Gersande. Dans ce sombre manoir qui tombe en ruine, celle-ci ne lui offre que la botanique comme activité afin de la préparer à de hautes études dans le domaine. Et chaque nuit avant vingt heure quarante, Gersande fait boire un élixir à Amaryllis, une drogue...
Ses pensées se suspendaient, oui c’était quelque chose comme cela, elle était coupée du monde. S’il y avait eu le feu, Amaryllis n’était pas certaine qu’elle aurait pu se lever. Des sons, parfois, parvenaient à ses oreilles, mais elle ne savait pas très bien si c’était l’écho d’un rêve se déroulant d’un côté de son crâne ou de réels bruits de la nuit.
C’était dans cet entre-deux que naissaient les ombres.
Prisonnière de ce corps engourdi, elle entendait de petits « tac-tac-tac » discrets, légers, de choses qui se baladaient sous son lit. Elle sentait une présence se former dans l’obscurité, approcher pas à pas même si elle pesait très peu, si peu sur le plancher, et monter sur son lit, un appui après l’autre. Une couverture glacée s’étendait sur son corps immobilisé et elle se laissait embrasser par la nuit, jusqu’à tomber dans un puits noir sans fond. Elle se répétait, sans cesse : « Le jour se lèvera et ça sentira bon le soleil. » Ce mantra la gardait du désespoir alors qu’elle tentait de se repérer dans cet océan de ténèbres, froid et douloureux. Où était le fond ? Où était la surface ? À la fois vampirisée et maintenue par cette nappe glaciale qui lui recouvrait le visage et le corps, elle se débattait entre deux mondes pour remonter là où elle pourrait respirer, ouvrir les yeux et retrouver un peu de chaleur.
C’était terrifiant.
Est-elle folle ? Sa mère la préserve-t-elle d'elle même ? Que sont ces ombres qui apparaissent la nuit, cette présence ?
Parce qu’il y avait toujours un moment dans cette plongée douloureuse où sa raison se délitait, où elle n’arrivait plus à penser à son mantra. Elle n’était qu’une âme perdue qui ne savait même plus ce qu’elle cherchait. Elle se mettait à sangloter, quelque part, et ses geignements se perdaient en écho.
« Au secours. »
Sans réponse.
Au final, au plus profond de la nuit naissait une pointe de lumière et elle se mettait à nager, nager encore même si ses membres étaient douloureux et glacés, vers cette lueur et revenait alors son mantra « Le jour se lèvera et ça sentira bon le soleil. »
Elle émergeait à la surface de son océan de terreur. Le soleil l’inondait de ses rayons.
Amaryllis se réveillait.
Horreur ? Noirceur ? Ce qui est certain, c'est qu'un jour « Le jour se lèvera et ça sentira bon le soleil. ». Mais attendant, ce n'est pas le cas. Et les choses vont aller de mal en pis car le père d'Amaryllis a envoyé une lettre au manoir pour annoncer la vente du domaine et le mariage forcé de sa fille avec un de ses associés.
Tout est chamboulé. Amaryllis est secouée, Gersande aussi. Et tout commence à changer quand Amaryllis décide de ne pas accepter ce destin là. Oubliant de prendre son médicament et passant outre ses peurs, Amaryllis se met à explorer le manoir et le domaine. Se révèle alors à elle, un autre monde et de nouvelles rencontres. Une vouivre, un bucentaure, un mi-homme mi-machine... Un univers parallèle se déploie où les ombres luttent contre d'autres êtres, à l'intérieur même du domaine.
Monde fantastique ou folie ? Délire personnel ou réalité différente ? Longtemps le doute plane tant il y a de références à l'histoire refoulée de la jeune fille. Amaryllis elle-même ne sait pas toujours quoi en penser... Mais tout bouge et elle se retrouve embarquée dans une aventure entre réalité, fantastique et fantasy. Un combat contre la peur s'enclenche. Reste-t-il encore un espoir ? Pour Amaryllis, oui car au final : « Le jour se lèvera et ça sentira bon le soleil. ».
"Les ombres d'Esver", un roman d'apprentissage
Le roman de Katia Lanero Zamora suit différents codes. La structure générale fait penser au conte ou au mythe. Face à une peur, un obstacle, le héros est mis en demeure de réagir. S'ensuit une quête initiatique où à la fin du récit, le personnage est irrémédiablement changé.Ce genre de récit offre au lecteur, tout comme dans les mythes et les contes, une histoire d'apprentissage. Faire face aux ombres. Les siennes, projetées à l'extérieur. Vaincre et surmonter ses peurs permet d'aller plus loin, de grandir ! Mais le récit serait-il purement et simplement volontariste ? La volonté seule permettrait-elle tout ? Comme la simpliste maxime : "Quand on veut, on peut" ? En faisant fi du reste ? Non. Pas ici, il y a aussi un important volet offrant une place à l'acceptation de la vulnérabilité. Il faut accepter la peur pour la surmonter. Il faut accepter la tristesse pour la dépasser. Mais il ne s'agit pas de nier l'un ou l'autre. Au contraire. La vulnérabilité nous habite et devient le compagnon de la force, de la puissance à être, à exister. L'ombre existe parce qu'il y a de la lumière.
"Les ombres d'Esver" n'est pas non plus un combat entre le bien et le mal. Il est bien plus subtile que cela. Il ne s'agit pas de vengeance aveugle et simpliste. Le caractère psychologique est assez bien amené pour chaque personnage. Et puis, quand on y porte un peu attention, il y a un volet plus politique, car on y trouve aussi une force féminine puissante, qui s'oppose au pouvoir des possédants, des dominants et du patriarcat.
Bref, les couches sont multiples dans ce roman qui offre une aventure initiatique à Amaryllis, un voyage qui la mènera vers sa propre émancipation.
Le soleil finit toujours par se lever.
- Ca veut dire que ça finit toujours par aller. Hein, capitaine ? Quelles que soient les ténèbres dans lesquelles on est perdu, le soleil finit toujours par se lever.
Le livre est disponible en version papier et numérique chez ActuSF éditions.
"Les ombres d'Esver" - Katia Lanero Zamora
Reviewed by Julien le Naufragé
on
jeudi, février 14, 2019
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